Franco-palestinien·ne, Gaby Sahhar vit et travaille à Londres. Sa pratique artistique mobilise une variété de médiums tels que le dessin à l’encre, la peinture à l’huile, la vidéo, et touche à l’installation dans sa mise en espace. Pour Zone O, une fresque peinte de sept mètres de long est présentée sur une structure ronde autour de laquelle le public est amené à circuler. Cet immense panorama s’intéresse à l’expérience urbaine et notamment aux sites de transit des métropoles occidentales : ces lieux normalisés dont les caractéristiques sont à peu près identiques et où la singularité de chacun se dissout dans la foule des usagers. Les couleurs qui dominent la composition sont celles habituellement associées aux états-nations ou à l’Union Européenne : le rouge, le bleu roi, l’or, le bronze et l’argent. Une zone indique d’ailleurs la qualité indéterminée ou transitoire d’un espace, qui oscille ici entre une gare, un passage couvert ou bien la rue. À partir d’images récoltées dans des magazines, glanées sur internet ou prises à la volée, Gaby Sahhar peint l’expérience contemporaine de ces lieux à la fois stériles et fonctionnels.
Dans la fresque de Gaby Sahhar, des silhouettes en uniforme de maintien de l’ordre ou vêtues de combinaisons en latex campent des positions sensuelles, d’autorité et de soumission dans des scénettes qui naviguent de l’espace domestique à l’espace urbain. Elles co-existent avec de nombreux objets (sac à dos, gants, chaussures, chemise à flanelle et masques) qui rappellent l’idée de corps fragmentés, disséminés dans une ville dont on devine les avenues, les stations de métros et les intérieurs cossus. Derrière l’idée de la négociation permanente d’un corps soumis à la pression du regard et à l’aliénation de la ville, l’artiste cherche à attirer l’attention sur les individu·e·s dont la différence est souvent sanctionnés dans les lieux dits “anonymes”: les personnes queer, racisées ou en situation de handicap, qui voient leur circulation ou leur sécurité sans cesse entravées. Iel nous rappelle que les régimes de visibilité ou d’invisibilité de la vie publique ne s’appliquent pas uniformément à tous·tes, et que pouvoir naviguer aisément entre eux relève d’une forme de privilège.
Les questions du rôle social, du conformisme et de l'assimilation sont mises en regard avec la difficile existence d’identités de genre alternatives par la friction de personnages indéterminés et de visages inexpressifs ou masqués.
À l’intérieur de l’installation, le public est amené à découvrir Fragile Existence, un film composé de trois segments narratifs tournés dans un ancien bâtiment universitaire de Londres tombé en déshérence, une infrastructure d’entraînement pour interprètes-traducteur·rices et dans les rues de Paris. Gaby Sahhar reproduit un espace à mi-chemin entre le salon de psychanalyse et la salle d’interrogation dans lequel des personnages évoluent dans des lumières criardes. La cour d'entraînement prend, elle, des allures de centre d’appel, transfigurée par des jeux de lumières qui ne sont pas sans rappeler l’espace d’un club. Quant aux captations parisiennes, ralenties et distordues, elles s’attardent sur le tarmac et les trottoirs. Ces espaces transfigurés gardent les traces de leurs fonctions premières mais acquièrent le même caractère fractal et indéterminé que la fresque par leur traitement visuel.
Modes of Disidentification présente un visage sans traits qui dit l’attachement de l’artiste à l’histoire de l’Expressionnisme, et plus précisément à la représentation faciale chez les progressistes de Cologne. À la fin des années 20, iels placent les prolétaires au centre de leurs œuvres en standardisant leurs visages jusqu’à l’effacement pour dire leur condition d’oppression dans le système capitaliste d’alors. Ici Gaby Sahhar rend hommage à l’inventivité d’une jeunesse qui inscrit les identités non-binaires et queer hors des carcans normatifs et se désidentifie des héritages binaires qui contraignent l’expression de genre. En regard, The Progress Narrative reprend le motif d’une scène de vie contemporaine où la singularité de chacun·e est effacée par une masse en transit, et dans laquelle seuls des sac à dos aux couleurs du drapeau LGBTQI+ se démarquent. Le titre du tableau questionne l’inclusion récente de considérations queer dans le discours occidental sur le progrès social, et leur récupérations capitalistes. Enfin, Bodily Confessions reprend une scène du film présenté au rez-de-chaussée tournée dans le studio de l’artiste.